Le Cheval Bleu
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Ousmane Sow
Les chevaux sont des hommes comme les autres

 

L'Histoire a tendance à se répéter : le 19 mars dernier, vers 19 heures, le général Custer était à nouveau entouré de drôles d'Indiens. Il y avait là, tout autour de lui, les représentants des principales tribus de la vie parisienne. Des personnalités de droite, avec, à leur tête, une fois de plus, un commandant en chef corse : Jean Tiberi, Maire de Paris, flanqué de ses maréchaux à la Culture, Madame Macé de Lepinay et à la Francophonie, Monsieur Roussin, ancien gendarme et ancien ministre. Des ministres de gauche : Catherine Trautmann - Culture - et Martine Aubry qui, depuis qu'elle a instauré les 35 heures, a tout le temps, n'est-ce pas de baguenauder, de visiter les expositions, de fréquenter les artistes. Toutes sortes d'artistes, justement : des Noirs et des Blancs. Le musicien Manu Dibango, l'écrivain Henri Lopès, l'écrivaine Catherine Clémént, l'illustrateur Ernest Pignon-Ernest. Sans parler de tous les autres, qui se bousculaient, en hurlant et gesticulant, comme dans une véritable danse du scalp.

 

 

Pourquoi ces hordes bigarrées, bruyantes et brouillonnes, encerclaient-elles à nouveau le général Custer, déjà battu cent-vingt-trois ans auparavant, le 25 janvier 1876 exactement, par trois mille guerriers Sioux et Cheyenne?
Pourquoi ce pittoresque rassemblement sur la passerelle qui enjambe la Seine entre Louvre et Institut, où se tenait la mêlée? Pour participer, tout simplement, à l'événement le plus parisien, très chère, le plus délicieusement barbare, le plus sauvagement mondain de l'année : l'inauguration sur le Pont des Arts, d'une extraordinaire reconstitution de la fameuse bataille de Little Big Horn.

Tous les amateurs de western ont entendu parler de ce carnage héroïque, au cours duquel les grands chefs "peau rouge", écrasèrent la Septième Cavalerie américaine venue, au contraire, pour les exterminer. Leurs noms, devenus mythiques, font partie du panthéon des éternels gamins de mon espèce. Il y avait là, à Little Big Horn, Sitting Bull (Taureau Assis)! Et Two Moon! Et Crazy Horse, qui dispose depuis bien longtemps, à Paris, d'un saloon, lieu de perdition et de bonne réputation.

Le grand chef, sur le Pont des Arts, s'appelle Ousmane Sow (prononcer Sô). Ce n'est pas un Apache : c'est un Sénégalais.

 

 

Cheveux de neige et barbichette blanche, beau visage noir éclairé d'un grand sourire éclatant, ce colosse débonnaire, autrefois kinésithérapeute, est devenu, passé la cinquantaine, le plus célèbre sculpteur africain d'aujourd'hui. Ses oeuvres, inspirées jusque là par les grandes tribus africaines (Zoulou, lutteurs Nouba, guerriers Massaï, pasteurs Peul) ont été exposées à Dakar, sa ville natale, à Paris et dans une dizaine d'autres villes de France, sa seconde patrie mais aussi à Kasssel (Dokumenta), à Tokyo, à Bruxelles, à Venise...

Inspiré soudain par la lutte des grandes tribus amérindiennes (il aurait tout aussi bien pu, dit-il, s'inspirer de celle de "ses ancêtres les Gaulois" et reconstituer la bataille d'Alésia, au cours de laquelle le grand chef Vercingétorix tenta de s'opposer à la toute puissance romaine), il a composé un groupe d'une vingtaine de combattants et d'une dizaine de chevaux. C'est cet ensemble, accompagné de quelques pièces de ses précédentes expositions, qui constitue la "rétrospective Ousmane Sow" présentée sur le Pont des Arts, le bien nommé, transformé en une vaste scène sur Seine.

Une des singularités des sculptures d'Ousmane Sow est qu'elles racontent toujours une histoire. C'est une sculpture narrative. "Une sculpture épique" précise même un de ses admirateurs, Germain Viatte, directeur du futur Musée des Arts et Civilisations.

Ses personnages ne sont jamais isolés. Ousmane Sow ne reproduit pas des individus, mais des groupes. Il met en scène. Ses personnages se parlent, se répondent, renvoient l'un à l'autre, ajoutent à la vie de l'ensemble.

Dans le prodigieux enchevêtrement de sculptures grandeur (à peu près) nature qu'est la bataille de Little Big Horn, les chevaux sont des personnages importants. Les spécialistes trouveront peut être qu'ils ne sont pas anatomiquement corrects, que l'artiste leur impose des contorsions ou leur fait prendre des positions improbables. Mais, comme il est fréquent en la matière, ce sont ces "défauts" qui font leur qualité, qui leur donnent tant de vie, d'intensité, de vérité. J'allais dire d'humanité.

 

 

C'est un des paradoxes inexplicables de la sculpture: plus elle est "exacte", moins elle est "vraie". Regardez la statuaire grecque : parfaite, admirable. Et pourtant, elle nous laisse souvent, comme la pierre dont elle est faite, "de marbre". Au contraire, regardez un Bourdelle, un Rodin, un Giacometti : déformé, torturé ou, à tout le moins, fort éloigné de la réalité - mais quelle vérité!

Lorsque j'étais allé, deux mois avant l'inauguration de l'exposition sur la Seine, découvrir à Dakar sa Bataille de Little Big Horn, j'avais été tout de suite frappé, bouleversé même, par la présence de ses chevaux : il est rare en sculpture, que le cheval soit autre chose qu'un admirable accessoire. Au mieux, il sert de piédestal à l'homme qui l'accompagne, le monte, le surmonte. Chez Ousmane Sow, les chevaux ne font pas partie du décor, ne sont pas des personnages secondaires : ils sont essentiels, indispensables. Lorsque, sur le lieu même de l'exposition, dans le site grandiose de la corniche de Dakar qui surplombe l'océan, je lui en fis la remarque, Ousmane n'en parut pas vraiment surpris. Avec le sourire éblouissant de blancheur qui illumine son visage lorsqu'il est heureux, il me répondit calmement, comme si tout cela allait de soi : "Mais bien sûr! Après tout, les chevaux sont des hommes comme les autres"...

Le plus extraordinaire, c'est que si, pour l'ancien kinésithérapeute, le corps humain n'a aucun secret, Ousmane Sow n'avait, par contre, jamais approché un cheval de sa vie. Ni pour le monter, ni même pour le toucher. Pourtant, l'ethnie à laquelle il appartient (les Peul) connaît les chevaux, mais Ousmane est un Peul de la ville...

J'y vois une preuve supplémentaire de sa puissance créative : de la même manière qu'il a la capacité de donner vie à des sculptures qui ne sont pourtant rien d'autre qu'un amas de boue séchée (potion magique de son invention, mélange secret de plastiques, de colle et de terre), il a la capacité de recréer des êtres qu'il n'a connus que dans son imagination : hier les Zoulou, aujourd'hui les chevaux, demain les Pharaons, qui constitueront, paraît-il, le thème de sa prochaine réalisation...

Sa prodigieuse force créatrice, Ousmane Sow l'a surtout prouvée, à mon avis, en parvenant à transgresser les impératifs de son milieu, africain et musulman, à en surmonter les tabous, à s'en extraire. Il faut savoir que l'Islam interdit les représentations d'êtres vivants en général, du corps humain en particulier : les exégètes les plus modérés du Coran considèrent qu'imiter les créatures de Dieu est un péché d'orgueil. Mais il est des interprétations plus sévères, selon lesquelles la sculpture favoriserait l'idôlatrie, pire, qu'elle ferait concurrence au Créateur.

En Afrique, le poids du milieu (familial, social, religieux) est tel qu'il faut beaucoup de personnalité, beaucoup de courage et beaucoup d'énergie intérieure pour pouvoir s'en affranchir. Ousmane Sow a ces vertus. C'est pourquoi, bien qu'il soit un Africain authentique, un Africain profondément enraciné dans sa terre-mère, et bien qu'il soit un sculpteur totalement, complètement africain, on ne peut pas dire qu'il fasse de la sculpture africaine. Pas plus que Giacometti ne faisait de la sculpture suisse, ou Rodin de la sculpture française. L'un comme l'autre, et Ousmane Sow tout autant qu'eux, font une sculpture personnelle, unique. Et donc universelle.

 

Jean-Louis Gouraud
Photos Thierry Prat

 

 

P.S. : Je ne peux résister au plaisir d'ajouter ce post-scriptum, qui n'a pas un lien direct avec ce qui précède - mais n'est pas non plus sans rapport : la comédienne Marie-Christine Barrault publie (groupe Fixot-Laffont) son autobiographie intitulée "Le cheval dans la pierre". Pour justifier ce titre elle raconte l'histoire suivante :"On avait commandé à un artiste renommé, une sculpture destinée à un grand ensemble. Un matin du début de l'été, un énorme bloc de pierre fut livré devant les yeux ébahis des enfants du voisinage. Le sculpteur se mit au travail, tandis que la marmaille était dispersée par les vacances. La rentrée scolaire ramena son petit monde, et les enfants découvrirent aors la magnifique statue équestre plantée au milieu de la pelouse. Le sculpteur était près de son oeuvre, les enfants l'entouraient. Un petit garçon s'adressa à lui : - Monsieur, elle est belle ta statue, mais dis-moi, comment savais-tu que le cheval était à l'intérieur de la pierre?".

 

 

Publié dans le numéro 37 de la revue Equus-Les Chevaux.