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La Nature des chevaux


Un livre sur les chevaux fait actuellement fureur aux Etats-Unis. Un beau livre (300 pages de grand format, imprimées sur papier ivoire et illustrées de nombreux documents en couleurs), mais pas un livre d'étrennes, pas un de ces albums que les Pères Noël apportent aux enfants sages, bourrés de jolies photos et de banalités. Non. Ce serait même plutôt le contraire : un livre rempli de propos originaux, de visions nouvelles, d'affirmations révolutionnaires. Révolutionnaires, mais nullement gratuites. On ne peut pas ne pas prendre son auteur, Stephen Budiansky, au sérieux : il a été longtemps rédacteur en chef de l'édition américaine de NATURE, la plus fameuse des revues scientifiques internationales. Et son livre The Nature of Horses (Exploring Equine Evolution, Intelligence and Behaviour)* est édité par le plus grand éditeur des Etats-Unis, Simon & Schuster.**
Ce livre-événement a été salué par la presse nord américaine avec enthousiasme. Y compris par The New York Book Review, dont la sévérité et l'impartialité font la réputation. Sous la plume d'Elisabeth Marshall Thomas, cette revue indique les quelques points forts du livre de Budiansky. Nous avons fait traduire cet article, et en publions ci-dessous un long extrait, qui donnera aux lecteurs d'Equus-Les Chevaux un petit aperçu de ce livre important qui finira bien un jour (mais quand ?) par être publié en France.

Jean-Louis Gouraud


* De la nature des Chevaux. Enquête sur l'évolution, l'intelligence et le comportement du cheval.

** The Free Press

 

Budiansky dénonce d'abord quelques idées fausses, telle que celle-ci : tous les animaux actuels, y compris les chevaux, auraient connu des profondes transformations au cours de leurs millions d'années d'évolution. En réalité, certains, les écureuils par exemple, n'ont que très peu changé depuis vingt millions d'années. Pourquoi les chevaux ont-ils, eux, aussi profondément évolué ? Pas pour échapper aux prédateurs comme beaucoup de gens le croient, ni pour résister au froid, bien que l'âge glaciaire ait commencé alors que leur évolution était en cours. Ils ont changé, explique Budiansky, parce que leur mode d'alimentation a changé : non seulement leur nourriture n'était plus la même, mais les endroits où elle poussait étaient différents. Rien de tel, en revanche, pour les écureuils.

Au cours de l'ère glaciaire, les forêts - et l'abri qu'elles représentaient - disparurent pour être remplacées par des plaines et des steppes. Beaucoup d'herbivores qui vivaient dans les forêts furent contraints de renoncer aux feuilles dont ils se nourrissaient et de brouter de l'herbe. Dans la plaine, les chevaux se retrouvèrent en compétition avec le bétail, le mouton et les chèvres, des animaux beaucoup mieux armés qu'eux pour briser la carapace de cellulose que les graminées ont rapidement développée pour leur propre protection. Ne disposant pas de l'estomac complexe qui permet la rumination, les chevaux se trouvèrent privés des herbes les plus nourrissantes et furent obligés de se contenter d'herbages plus grossiers que peu d'autres animaux utilisaient. Comme chaque bouchée ne représentait qu'une faible valeur énergétique, un cheval était forcé d'absorber de grandes quantités de ces herbages pour se sustenter. C'est pour cette raison que les chevaux sont devenus de grosses bêtes.

Plus un corps est massif, et plus lente est sa consommation d'énergie. Pour bien se faire comprendre, Budiansky compare l'oiseau-mouche et le lion. Minuscule et en surconsommation permanente, I'oiseau-mouche n'arrête pas de manger, alors que le gros lion à la lente consommation d'énergie somnole la plus grande partie du temps. Comme les oiseaux-mouches, les chevaux n'arrêtent pas de manger, mais la valeur énergétique de leur nourriture est si faible qu'ils ne peuvent s'en contenter que parce qu'ils sont gros et que leur métabolisme est lent comme celui des lions.

Dans le même temps que les chevaux grossissaient, leur tête s'allongeait, toujours par suite de leur nouveau mode d'alimentation. Dans la forêt, les chevaux primitifs à museau court mangeaient sûrement la tête levée, sur le qui-vive, à l'abri des feuillages mêmes qu'ils dévoraient. Mais dans les steppes, leurs descendants plus massifs étaient offerts aux regards de tous, la tête et les yeux enfouis dans les herbages, proie idéale pour les prédateurs. L'allongement de leur museau leur permit de garder les yeux au-dessus de l'herbe, et donc de surveiller les environs tout en broutant.

Les chevaux ont également acquis de nouvelles habitudes sociales. Dans les forêts, les petits étalons veillaient jalousement sur un territoire où les juments qui n'avaient pas elles-mêmes de territoire pouvaient venir les rejoindre. Mais dans les plaines et les steppes sans limites, ces habitudes se sont modifiées. Les chevaux ont commencé à se comporter comme des bisons, dont les vagabondages sont tels qu'ils ne peuvent pas s'arroger un territoire. Sans doute l'étalon ne pouvait-il pas affirmer son autorité sur une étendue de terrain, mais il pouvait assurer sa domination sur les capacités reproductives de plusieurs juments. Au lieu de surveiller les endroits où elles vivaient, il surveillait les juments elles-mêmes, les rassemblant et les emmenant avec lui partout où il allait.

C'est ainsi que dans les tribus d'équidés, la propriété des femelles remplaça la propriété du territoire, que se formèrent les troupeaux et qu'avec eux apparurent de nouveaux systèmes sociaux. Pour favoriser la coopération, encourager les prises de responsabilité et faire régner la paix, les chevaux instituèrent des hiérarchies. Puis, comme beaucoup d'autres animaux sociaux, ils créèrent des castes. Des chercheurs ont constaté "une nette corrélation entre le rang reconnu aux poulains et celui de leur mère ; les poulains les plus agressifs occupaient régulièrement le haut de l'échelle".

Aujourd'hui, quand les chevaux se rassemblent en troupeaux, que ce soit dans la nature ou dans un élevage, les affaires du troupeau sont gérées par les membres dominants, qui la plupart du temps se comportent en chefs et en décideurs. Les chevaux de rang inférieur, la plupart du temps, obtempèrent. Budiansky donne un exemple très intéressant des bonnes manières dont font parfois preuve les chevaux dans les courses. "Bien que n'importe quel cheval puisse prendre l'initiative dans un troupeau, écrit-il, un individu de rang inférieur qui se retrouve en tête ne tarde pas, en général, à céder la place à un cheval dominant...

Les spécialistes des courses de handicap ont remarqué que des chevaux qui paraissent plus lents battent régulièrement d'autres chevaux qui ont réalisé des temps bien meilleurs ; il semble plausible que ces victoires s'expliquent au moins en partie par les subtils rapports de domination que les chevaux (et en particulier les juments) respectent instinctivement lorsque le troupeau est en déplacement." Mais ils ne font pas toujours preuve de cette courtoisie. Lorsque des chevaux s'emballent, dit Budiansky, "ce sont en général les juments les plus nerveuses ... qui mènent la danse. On peut se demander à quoi une course de chevaux ressemble le plus : à un mouvement organisé ou à une débandade." Celui qui réussirait à poser la question à des chevaux serait sûr de faire fortune sur un champ de courses.

Nous trouvons normal que les animaux de haut rang soient les chefs. Mais ici encore, l'hypersimplification nous fait négliger la contribution des chevaux de la base. Peu de gens sont conscients que ce ne sont pas les chevaux les plus dominateurs, mais les plus faibles qui ont fini par hériter de la terre et sauvé l'espèce de la disparition, devenant les ancêtres de presque tous les Equus caballus actuels. La cause en est, là encore, dans un changement de climat.

Lorsque l'âge glaciaire a pris fin, les arbres ont reconquis le terrain occupé par les herbages, qui se sont mis à régresser. Les chevaux, qui étaient devenus des animaux de plaines et de steppes dépendant du pâturage, commencèrent eux aussi à se raréfier. Il y a dix mille ans, ils disparurent du Nouveau Monde, leur foyer d'origine, et ils auraient été entièrement éliminés de la surface de la planète s'ils n'avaient pas déjà franchi le détroit de Behring pour s'implanter en Eurasie. Là, en Europe orientale, un petit groupe de rescapés assurèrent leur survie et celle de leur espèce en se servant sur les récoltes des fermes néolithiques.

D'habitude, nous autres humains, nous nous enorgueuillissons d'avoir domestiqué les animaux, exploit que nous aurions accompli en faisant croire aux divers troupeaux, bandes et meutes que nous étions leurs membres dominants. Sur ce point encore, Budiansky corrige le tir. Ce n'est pas nous qui avons domestiqué les animaux, dit-il, ce sont les animaux qui se sont domestiqués eux-mêmes. Ils sont tombés sur nos exploitations agricoles et se sont rendu compte que nos récoltes (ou, dans le cas des loups, nos déchets) pouvaient leur assurer de quoi manger. Aussi ont-ils fait leur possible pour cohabiter avec nous. "Certains d'entre eux ont été tués et dévorés, explique Budiansky, mais pour chaque vache, chaque mouton, chaque cheval tué, un grand nombre d'autres puisaient force et vigueur dans les récoltes pillées dans nos champs et trouvaient une protection contre les prédateurs dans la proximité des habitations humaines. Comme les hirondelles, les souris et les rats qui profitent aujourd'hui de la nourriture et de l'abri qu'offrent indirectement nos habitudes de vie, ce sont les ancêtres de nos animaux domestiques qui ont pris l'initiative. Nous avons emboîté le pas."

 

Publié dans le numéro 32 de la revue Equus-Les Chevaux.