Le Cheval Bleu
Magazine Internet du Cheval de Sang
Sommaire  Sommaire Equus-Les Chevaux

 

Le Traité d'Equitation le plus ancien du monde

 

Gravées voici trente-cinq siècles, les tablettes du maître écuyer Kikkuli constituent le traité d'équitation le plus ancien du monde. Enterrées depuis plusieurs millénaires sous les ruines de la capitale hittite (ce royaume qui fit trembler le pharaon Ramsès II), ces tablettes ont été exhumées au début de ce siècle, mais sont restées depuis enfouies dans les réserves des musées et les cartons des chercheurs. Elles s'y trouveraient encore si l'obstination d'un éditeur n'avait permis que ces tablettes, gravées en caractères cunéiformes et écrites en langue hittite, soient enfin traduites dans une langue moderne et publiées en français. Cet ouvrage de 120 pages paraîtra en mars 1998 aux éditions Favre, dans la collection Caracole que dirige Jean-Louis Gouraud, dont nous publions ci-dessous, en avant-première, la présentation.

 

 

Voici le plus ancien traité d'équitation du monde. Le voici... enfin! Enfin traduit de façon intelligible, enfin accessible dans son intégralité, enfin disponible! Ouf! Ce ne fut pas une mince entreprise!

Comme tous les amateurs (plus ou moins) éclairés, j'ai longtemps cru que le texte de Xénophon, "de l'Art équestre", était le premier de tous les textes consacrés par l'homme au cheval et à son utilisation.

Jusqu'à ce que, au hasard de lectures, je repère chez quelques (rares) historiens de l'équitation de (brèves) mentions révélant l'existence de (vagues) "tablettes hittites" antérieures à l'oeuvre de Xénophon.

Michel Henriquet et Alain Prévost, par exemple, dans leur (par ailleurs excellent) dictionnaire "L'équitation, un art, une passion" (1) consacrent un court article à un certain Kikkuli, auteur d'un traité certes fort ancien mais, écrivent-ils, "ésotérique" et "extravagant".

Etienne Saurel, dans son irremplaçable (en tous cas irremplacée) "Histoire de l'équitation" (2), fait lui aussi une petite place à un dénommé Kikkulis (avec un s), auteur d'un "traité de dressage et d'entraînement des chevaux de guerre... En fait... l'ancêtre indiscutable et identifié de toute la littérature hippique subséquente"!

Mais les uns comme les autres ne l'évoquent, on le voit, qu'en passant, sans insister, presque incidemment. "Extravagant!" comme diraient Henriquet et Prévost.

S'il était aussi identifié que le prétendait Saurel, il devait être possible de se le procurer, de le lire, d'en prendre connaissance, comme ça, juste pour voir. Même ésotérique, même incompréhensible, même inutilisable, c'était intéressant.

Il me fallut plus de vingt ans pour arriver à mes fins. Je me mis (ou remis) à lire (ou relire) les grandes sources classiques : la bibliographie monumentale de Mennessier de la Lance (1915-1921) ; l'histoire de l'attelage de Lefebvre des Noëttes, qui date des années 30 mais sert toujours de référence ; la thèse de Paul Vigneron sur le cheval dans l'Antiquité (1968) ; ou l'anthologie de la littérature équestre, le chef-d'oeuvre aujourd'hui presque introuvable de Paul Morand... Rien ! Pas une ligne, pas un mot sur le mystérieux hittite et ses "extravagantes" tablettes.

Obstiné, j'interrogeai alors les "spécialistes". Je sollicitai René Bacharach, dont la science (et la bibliothèque) hippique était célèbre. "Connais pas", me répondit-il avec son amabilité habituelle. Puis (parce qu'au fond, ce bougon était un brave homme) : "Voyez Monteilhet".

Je vis Monteilhet, ou du moins, je lui écrivis, peu de temps avant sa mort, et donc bien avant la parution de son dictionnaire des "Maîtres de l'oeuvre équestre" (3), qui fait encore autorité. J'ignore s'il n'en eut pas le temps, ou pas la compétence, mais je n'obtins jamais de réponse.

Je pris contact avec les Turcs, via leur ambassade à Paris, où ma lettre dût finir dans une corbeille à papiers ; via des voyageurs en partance pour Istanbul et Ankara, tel mon ami l'historien Alain Gouttman, qui en revint bredouille.

Bref, aussi "extravagant" que cela paraisse, un texte de cette importance, un texte du plus haut intérêt historique, demeurait inconnu, inaccessible, comme interdit.

Je mis du temps à comprendre qu'il ne fallait rien attendre du petit milieu cavalier, et qu'il n'y avait rien à espérer du cercle étroit (dans tous les sens du terme) des hippologues. Qu'il fallait prendre le problème par l'autre bout. Celui des historiens, des philologues, bref, des vrais savants. Et regarder du côté du CNRS, merveilleuse institution - une des dernières qui permette encore de s'illusionner sur la grandeur de la France - peuplée de milliers de chercheurs préoccupés par des sujets aussi importants que le nomadisme en Iran, les rites sexuels chez les Bantus ou l'islam dans les Balkans. C'est dans cet extraordinaire vivier (si mal exploité) que j'ai trouvé celui - en l'occurrence, celle - que je cherchais : Emilia Masson.

Diplômée de l'Université de Belgrade, Emilia Masson a soutenu sa thèse de doctorat (3ème cycle) à Paris-Sorbonne. Sujet : "Recherches sur les plus anciens emprunts sémitiques en grec". Entrée au CNRS en 1972, elle travaille sur les écritures anciennes de la Méditerranée et du Proche-Orient. Une tentative de déchiffrement de tablettes rédigées en écriture chypro-minoenne au IIe millénaire avant J.-C. la met sur le chemin de la civilisation hittite et, à travers elle, sur l'histoire des religions, qui deviennent ses principaux champs de recherche (son interprétation du site et des gravures du Mont Bego, par exemple, fait autorité).

Par elle, j'apprends que les tablettes qui m'intriguent tellement existent bien, mais sont dispersées entre les Staatliche Museen de Berlin (où sont conservées les tablettes 1, 3 et 4) et le Arkeologi Muzesi d'Istanbul (tablette 2), sans parler du Arkeologi Muzesi d'Ankara, où se trouvent des tablettes complémentaires sur le lavage des chevaux.

Matériellement, ces tablettes se présentent sous forme de plaques d'argile d'environ 15 cm de large et 30 cm de haut, gravées de caractères cunéiformes recto-verso, souvent tête-bêche, et parfois même sur la tranche, épaisse de 1 à 2 cm. Chaque face est divisée en deux ou trois colonnes. L'écriture est serrée : pas de place perdue.

 

Début de la 1ère tablette (autographe)

 

Exhumées des fouilles entre 1906 pour les plus anciennes et 1934 pour les plus récentes, ces tablettes, bien sûr, ont été déchiffrées par des générations d'hittilogues de différentes nationalités. Des travaux savants ont été publiés, spécialement en Allemagne. Mais jamais, non jamais, l'intégralité du texte de Kikkuli n'a été proposée dans une édition accessible au grand public. Ni en anglais, ni en allemand, ni en turc, ni en lingala, ni en hébreu - ni, bien sûr, en français.

Incroyable, mais vrai : le traité d'équitation le plus ancien du monde, écrit dix siècles avant celui de Xénophon - quinze siècles avant notre ère -, ce document de la plus haute importance historique avait été déterré, certes, mais restait enfoui dans les cartons de quelques spécialistes assis sur leur savoir.

Grâce à Emilia Masson, Caracole met aujourd'hui ce texte fondamental à la disposition de tous. Dans ma déjà longue carrière d'éditeur hippique, équestre ou chevalin, j'ai publié une cinquantaine d'ouvrages, caracolants pour les uns, caracoleurs pour les autres. Je suis fier des premiers, un peu moins des seconds.

Je suis fier, par exemple, d'avoir publié "Le cheval et son harnachement dans l'art indien", petit album dans lequel Jean Deloche prouve, sans en faire tout un plat, que l'on connaissait l'étrier dans l'Inde du sud dès le premier siècle de notre ère (alors qu'il a fallu attendre le IXe siècle pour qu'on l'utilise dans nos contrées). Je suis fier d'avoir édité, en 1989, "Le petit livre du cheval en Chine", recueil d'articles savants et d'articles divertissants parmi lesquels on trouve la signature aussi bien d'éminents chercheurs tels que Françoise Aubin et Frédéric Obringer (tous deux du CNRS) que de jeunes journalistes, telle que Caroline Puel, inconnue à l'époque, mais devenue célèbre : correspondante de Libération en Chine, Caroline a obtenu en 1997 la plus haute distinction professionnelle, le prix Albert Londres. Je suis fier d'avoir publié un album, "Eperons de tous les temps et de tous les pays" dans lequel Georges Nabera-Sartoulet, bénédictin d'un genre nouveau, a reproduit, soigneusement dessinés à la plume, près de 400 éperons de toutes origines. Je suis fier d'avoir publié la "Petite histoire des équitations pour aider à comprendre l'Equitation", dans laquelle Denis Bogros, établit, c'est une des nombreuses curiosités de son livre, un "essai de chronologie des traités d'équitation"» qui commence par... les tablettes d'un Anatolien dénommé Kikkulis (avec un s).

Mais le livre dont je suis le plus fier, et pas seulement parce qu'il m'a donné le plus de mal, c'est celui que vous tenez entre les mains.

C'est un texte bouleversant. Pas uniquement parce qu'il constitue une "découverte", une trouvaille ; presque l'invention d'un trésor. Pas simplement non plus parce qu'il est ancien, très ancien, le plus ancien du monde : vieux de trente-cinq siècles, et donc pas très éloigné de l'époque à laquelle on situe généralement la domestication du cheval (environ vingt-cinq siècles avant notre ère, guère plus).

Il est émouvant, parce qu'on a souvent l'impression, en le lisant, d'une certaine proximité, d'une espèce de fraternité. On a souvent la sensation qu'il a été écrit sinon par un contemporain, du moins par quelqu'un dont les observations, les préoccupations sont très proches des nôtres, très "modernes".

Cela ne veut pas dire qu'il s'agit d'un texte facile à lire, ni facile à comprendre. Il contient de nombreux passages obscurs, et cela pour une quadruple raison.

Il y a, primo, de simples problèmes de traduction : des difficultés de déchiffrement, des doutes sur l'interprétation à donner à une tournure, à un simple mot. Il y a, secundo, le fait que le texte conservé n'est pas complet. Il y a, tertio, et surtout, l'esprit hittite : peu portés sur la "littérature", la beauté de la phrase, l'envolée lyrique, les "écrivains" de l'époque répugnaient aux écrits vains : ils ne visaient que l'efficacité. On ne rédigeait pas à l'époque de Kikkuli, pour faire de jolis discours : on se voulait strictement utilitaire. Cela peut s'expliquer, en partie, par la difficulté matérielle de l'écriture cunéiforme, de la gravure, à petits coups de roseau, dans de fragiles tablettes d'argile. Pas de fioritures inutiles, rien que du concret. Le texte de Kikkuli n'est pas un poème à la gloire du cheval, c'est un mode d'emploi.

Il y a, enfin, que ces tablettes n'ont jamais été conçues comme un véritable manuel ni comme un traité destiné à des lecteurs qui ignoreraient tout du programme d'entraînement des chevaux de guerre, mais comme un aide-mémoire. Une sorte d'"antisèche" destiné à des entraîneurs ayant reçu l'enseignement du maître Kikkuli et voulant s'en souvenir. Ce sont, en quelque sorte, des "notes de cours" faciles à comprendre par celui qui les a prises, beaucoup moins par les autres.

Kikkuli n'était pas Hittite, mais Mitannien, c'est-à-dire originaire du royaume mitanni, voisin (et parfois rival) du royaume hittite. On ignore dans quelles circonstances ce maître écuyer est venu enseigner son art dans le royaume d'à côté, mais c'est dans la langue de ce dernier que ses précieux conseils ont été consignés. Si je dis "précieux conseils" c'est qu'on a pu, deux à trois siècles après, juger de leur efficacité, au cours de la fameuse bataille de Qadesh (1294 avant notre ère) qui fit vaciller le grand Ramsès II sur son char et même sur son trône.

Si cette bataille est passée à la postérité comme une grande victoire du pharaon sur les Hittites, c'est tout simplement parce que l'histoire n'en a été rapportée que par des inconditionnels de Ramsès : les scribes égyptiens de l'époque, le scribe Christian Jacq de nos jours (4). Mais en vérité, ce fut un combat à l'issue incertaine, un peu comme la bataille qui opposa Napoléon à Koutouzov aux portes de Moscou, et que les Français s'obstinent à appeler la victoire de la Moscova tandis que les Russes s'obstinent à l'appeler la victoire de Borodino. Dans la réalité, la fameuse charrerie égyptienne trouva devant elle une charrerie hittite tout aussi efficace. Normal ! Elle avait été entraînée selon les préceptes du maître écuyer Kikkuli, avec lequel, comme vous ne tarderez pas à vous en apercevoir, ça ne rigolait pas tous les jours.

A ce propos, et pour finir, juste un petit conseil : si vous avez des chevaux chez vous, rien ne vous oblige à essayer sur eux la méthode Kikkuli, dont la lecture est, et doit rester, un plaisir purement intellectuel.

 

Jean-Louis Gouraud

 

1 - Le Seuil, 1972 ; 2 - Stock, 1971 ; 3 - Odège, 1979

4 - La Bataille de Kadesh, Robert Laffon, 1996

 

 

Publié dans le numéro 32 de la revue Equus - Les Chevaux