Le Cheval Bleu
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FLOR et LAVR


Croyants ou incroyants, tout le monde est d'accord au moins là-dessus : le cheval est la plus belle réussite de la Création. Son auteur, Dieu lui-même, en a certainement conscience. Je ne vois pas d'autre explication, en tout cas, au plaisir qu'il semble éprouver à s'entourer d'une telle quantité de chevaux. Car les chevaux pullulent, en vérité je vous le dis, au Royaume des Cieux (n'est-ce pas, d'ailleurs, une des raisons pour lesquelles cela s'appelle le Paradis ?).

Des chevaux de toute races, de toutes couleurs, de toutes origines. Je veux dire de toutes religions.

 

"Ce fut sur un cheval blanc que, d'après l'Apocalypse de saint Jean, le Roi des Rois, le Seigneur des Seigneurs est monté au ciel", rappelle Elian J. Finbert dans son livre Chevaux (petit chef d'oeuvre paru à Lausanne en 1962 et aujourd'hui malheureusement introuvable), avant de raconter l'histoire de El Borak, la "jument ailée" et "la monture du prophète Mohamed dans son fameux voyage nocturne qui le transporta à travers l'ether (...) jusqu'au ciel".

Si vous ajoutez à cela les incessantes allées et venues des archanges (Michel, Gabriel, etc...) qui, semble-t-il, ne se déplacent qu'à cheval, les galopades des chevaux célestes chinois, les courses de char des dieux hindous (et j'en passe), vous aurez une idée du grouillement équestre qui règne au très haut des cieux.

Ici bas, le Créateur, en reconnaissance, sans doute, du bonheur que Lui procurent là-haut les chevaux, a, dans Son infinie bonté, délégué quelques-uns de Ses représentants sur terre pour veiller sur eux.

Parmi ces envoyés spéciaux, ces saints protecteurs, il en est deux dont les extraordinaires aventures, aussi bien temporelles que spirituelles, méritent d'être contées.

 

 

 

Icône original - Novgorod - XVIè siècle

 

Cela commence au deuxième siècle de notre ère, quelque part en Illyrie : dans les Balkans, le long de l'Adriatique - cela pourrait être l'actuelle Albanie. Et cela se passe sous le règne d'un tyran sûrement épouvantable, dont l'histoire n'a pas bien retenu le nom. Selon certaines sources, il s'apppelait Licinius ; pour d'autres, Lycaon, comme ce roi d'Arcadie qui, dans la mythologie grecque, fut foudroyé par Zeus à qui il venait pourtant de sacrifier un enfant (!).
Désireux probablement de se concilier les bonnes grâces de ses zeus à lui, le despote décide un jour de faire construire un temple magnifique. Il veut les meilleurs architectes, les maçons les plus habiles. On lui parle de deux frères, des jumeaux, originaires de Constantinople, qui seraient d'excellents tailleurs de pierre. Il n'hésite pas, les fait venir de la prestigieuse capitale du prestigieux empire byzantin. Et les confie au grand prêtre, un certain Mamertime, qui doit surveiller les travaux.

Les jumeaux font merveille. Dans tous les sens du terme. Non seulement le chantier, sous leur direction, progresse de façon satisfaisante, mais ils distribuent leur salaire aux pauvres, convertissent au christianisme les ouvriers qui travaillent avec eux, et vont jusqu'à guérir le fils de Mamertime, tombé gravement malade. Du coup, Mamertime se convertit lui aussi ! Le temple achevé, les deux frères réunissent leurs ouailles : les secourus, les miraculés, les convertis qui, tous ensemble, brisent les idoles et consacrent l'édifice au Christ.

 

 

 

Licinius-Lycaon, évidemment, n'est pas très content. Il fait brûler vivants le grand prêtre et son fils, zigouille les trois cents maçons devenus chrétiens, et jette les deux fauteurs de troubles au fond d'un puits qu'il fait soigneusement refermer sur eux. Fin du premier épisode.

Second épisode : dix siècles plus tard, en Russie.

Les religieux de Constantinople qui évangélisent cet immense pays, ont amené avec eux le souvenir des jumeaux martyrs. Mais, alors que dans leur région d'origine, leur culte tombe peu à peu en désuétude, il va connaître dans la Sainte Russie, au contraire, un fantastique développement. Spécialement dans le nord du pays, et tout particulièrement à Novgorod, un des hauts lieux de l'art religieux russe.

Les icônes les plus anciennes consacrées aux deux saints datent, à notre connaissance, du XIIIè siècle. Elles les représentent de face, côte à côte, en pied... et à pied. Il en va ainsi pendant plusieurs siècles. Jusqu'à ce que, tout à coup, à partir du XVIè siècle, des chevaux y fassent apparition ! On voit soudain les jumeaux entourés de cavaliers qui gambadent, de chevaux qui vont s'abreuver. Mieux encore, c'est l'archange Michel en personne qui leur rapporte, tenues en longe, des montures!

Voilà subitement nos deux tailleurs de pierre érigés en saints protecteurs des chevaux. Leur culte se répand dans toute la Russie. On russifie leur nom - Flor et Lavr -, au point que nul ne sait plus aujourd'hui comment cela se disait à Constantinople (Florus et Laurus, affirment certains). En français, j'ai vu leurs noms s'écrire Flora et Lavra, surtout au XIXè siècle. De nos jours, on trouve plutôt Flore et Laure, ce qui présente, à mon avis, l'inconvénient de féminiser ces prénoms bien masculins. Pourquoi ne dirait on pas, tout simplement, Florent et Laurent?

Mais laissons l'affaire aux linguistes (et aux hagiographes). Occupons-nous plutôt de savoir par quel accident (ou par quel miracle) Flor et Lavr sont devenus des saints à chevaux.

Réponse : personne n'en sait rien.

On en est réduit à des suppositions, des interprétations. Pour Alfia Chafigoulina, jeune universitaire orthodoxe, il se pourrait bien qu'une fois, une icône venue de Constantinople ait représenté les jumeaux en compagnie d'un cheval - car chez les premiers chrétiens, le cheval était fréquemment utilisé pour symboliser la victoire finale des martyrs. Les Russes, fraîchement évangélisés et peu avertis des subtilités de la symbolique byzantine, auraient alors "décidé" que Flor et Lavr avaient un rapport avec les chevaux, et en auraient fait les saints patrons. C'est une hypothèse.

En voici une autre, que m'a rapportée l'historienne d'art Natalia Chapochnikova, et qui "explique", en effet, ce lien mystérieux entre les jumeaux et les chevaux. Selon une légende, recueillie au XIXè siècle dans la campagne russe par l'écrivain S.V. Maximov, les deux frères auraient été retrouvés, longtemps après avoir été murés vivants au fond d'un puits, grâce à un cheval ! Un cheval qui se serait mis à gratter, gratter le sol à l'endroit où les martyrs avaient été ensevelis. Croyant trouver une source, des paysans se seraient alors mis à creuser à l'emplacement désigné par le cheval, et y auraient en fait découvert Flor et Lavr. Intacts, bien sûr !

 

Une autre représentation des Saints

 

J'aime beaucoup cette version. D'abord parce qu'elle montre combien est fertile l'imagination populaire russe. Et ensuite parce qu'elle nous rappelle, ce que nous avions tous oublié depuis belle lurette, que le cheval a le don de détecter les eaux souterraines. Le cheval est un animal sourcier. Dans un de ses meilleurs romans, Les tambours de la pluie, le grand écrivain (albanais, justement ! est-ce une simple coïncidence?) Ismail Kadaré consacre un chapitre entier, un chapitre merveilleux à décrire comment un cheval fut utilisé pour découvrir l'alimentation en eau d'une forteresse assiégée. Un pur chef d'oeuvre, soit dit en passant...

Hélas, ces explications, pour charmantes qu'elles soient, n'expliquent rien!

Comment et pourquoi deux maçons natifs de Constantinople et martyrisés en Illyrie au IIè siècle ont-ils pu soudain se transformer, au XVIè siècle et en Russie, en saints protecteurs des chevaux ?

"Vous devriez regarder du côté des calendriers des fêtes agraires russes d'avant la christianisation" me conseilla, un jour que je lui faisais part de mon désarroi, Irène Sorlin, qui dirige la bibliothèque byzantine du Collège de France, à Paris. Conseil fort judicieux, car c'est bien de ce côté là, en effet, que se trouve la probable vérité. La date choisie pour célébrer Flor et Lavr (le 18 août de l'ancien calendrier, dit julien, ce qui correspond au 31 août du calendrier actuel) devait tout simplement coïncider avec une fête plus ancienne, païenne bien sûr, et dédiée aux chevaux.

Comme l'a très savamment démontré Jean Peronneaud dans une thèse de doctorat (Histoire des religions et anthropologie religieuse) soutenue à la Sorbonne en janvier 88, les premiers chrétiens russes ont allègrement récupéré les croyances populaires, les superstitions paysannes, voire les rituels magiques qui abondaient dans la Russie primitive pour les intégrer à la vraie religion et faciliter ainsi sa propagation.

Le sous-titre donné par le Dr Peronneaud à sa thèse est explicite : "dieux paiens et saints chrétiens". Moult exemples à l'appui, il démontre que, bien souvent, les seconds se sont purement et simplement substitués aux premiers. Ainsi, l'antique divinité slave Volos, censée assurée la protection du bétail, eut-elle pour successeurs "naturels" saint Blaise, saint Nicolas, saint Georges. Et, pour ce qui est des chevaux, saint Flor et saint Lavr.

Pourquoi des maçons byzantins ? Pour rien d'autre, vraisemblablement, que les hasards du calendrier.

Peu importe, en vérité. L'absence de toute explication logique n'a en rien gêné l'extraordinaire popularité des saints jumeaux, ni freiné le culte dont ils ont fait l'objet de façon ininterrompue jusqu'à la révolution bolchévique de 1917.

Pour se faire aujourd'hui une idée de la ferveur avec laquelle on les célébrait autrefois, il n'y a rien de mieux que de se rendre au merveilleux petit Musée du Cheval de Moscou, situé à Timiriazev, sur le territoire de l'immense Académie d'Agriculture. Vous y verrez, dès l'entrée, un extraordinaire tableau. Très grand format, grouillant de vie, il montre, dans un paysage typiquement russe (avec bouleaux, clochers à bulbes et isbas au toît de chaume), un impressionnant rassemblement de chevaux, au milieu duquel s'avance, solennelle, une procession, bannières au vent et pope en tête. C'est la fête des saints Flor et Lavr, la fête des chevaux.

Cette scène si vivante est dûe à Nicolai Egorovitch Svertchkoff, un très grand peintre du XIXè siècle, peu connu en France, où l'on pourrait le comparer à Alfred de Dreux, qui était d'ailleurs son contemporain, et qui, comme lui, peignait admirablement bien les chevaux.

(Signalons au passage que les - rares - spécialistes de Svertchkoff ont une affection particulière pour ce tableau, car il contient l'unique autoportrait qu'on lui connaisse).

 

La fête des Saints Flore et Lavr par Nicolai Svertchkoff. XIXè siècle.
Musée du Cheval de Moscou.


Il ne faudrait pas croire, toutefois, que le culte de Flor et Lavr ne se pratiquait qu'à la campagne. On les vénérait tout autant dans les villes, où les chevaux étaient nombreux. Rien qu'à Moscou, j'ai répertorié au moins deux églises qui leur étaient consacrées.

La plus ancienne, édifiée en 1657 au centre ville (23 rue Misnitskaya) a été rasée, hélas, en 1933. Pour faciliter la construction, juste en dessous, d'une station de métro. A l'emplacement du bâtiment et de la cour dans laquelle, les jours de fête, les Moscovites entassaient leurs chevaux afin qu'ils reçoivent la bénédiction, se trouve aujourd'hui un terrain vague clotûré d'une vilaine palissade en béton. Quel généreux mécène financera sa reconstruction?

 

L'église de la rue Misnitskaya reconstituée par V.I.Semionov

 

L'autre église, plus récente, a été construite en 1778 au 9 rue Dobininskaya, près de la gare de Pavilets. C'était à l'époque le quartier des cochers, situé à la périphérie sud-est de la ville. Transformé par les communistes en atelier de galvanisation, l'édifice a beaucoup souffert - clocher détruit, intérieur dévasté -, mais il est toujours debout! Mieux que cela, le Patriarcat de Moscou (une des rares "entreprises" de l'ex-URSS à afficher dynamisme et prospérité) en a entrepris la restauration, et le lieu a pu être rendu au culte le 7 avril 1991.

Bien que l'autel principal soit consacré à la Vierge, l'église est désignée, depuis toujours, sous le nom des Saints Martyrs Flor et Lavr, à qui est consacré l'autel de gauche. Où doit être exposée prochainement une copie d'une des plus belles représentations des deux frères, dont l'original, conservé à la célèbre Galerie Tretiakov, a été exécuté à Novgorod au XVIè siècle.

 

 

C'est une copie de cette même icône qui occupe le centre de notre document. Elle a été exécutée, elle, à Moscou, au XXè siècle. Pas plus tard qu'au cours de l'hiver 1993. Par un artiste habile et jovial, Vladimir Ivanovitch Semionov qui, contrairement à la sacro-sainte tradition de l'iconographie, ne s'est pas contenté de reproduire, sans rien y changer, un modèle immuable. Au contraire, il l'a arrangé à sa façon, fertilisé de son imagination, amélioré de ses innovations. Il a eu la très bonne idée d'encadrer les saints protecteurs de douze petits tableaux, représentant, dans des décors typiques, les douze races de chevaux russes (ou soviétiques comme le Boudionny) qu'on trouve le plus couramment en Russie... et sur sa périphérie (la Yacoutie - Sakha pour le cheval Yacoute, le Caucase pour le Kabardine, le Turkmenistan pour l'Akhal-Teke), bref : en Union Soviétique!

(Cette copie exécutée à ma demande par V.I.Semionov, a été offerte au père Alexeï, le prêtre de l'Eglise des Saints martyrs , le 29 octobre 1994, au cours d'une petite cérémonie dont TF1 a rendu compte le 30 novembre suivant, dans le cadre de "La minute hippique". Le réalisateur de cette émission, Jean-François Pré, me raconte qu'après cette émission, il a reçu une lettre d'une téléspectatrice qui affirme avoir eu avec son mari prénommé Michel, bien sûr, deux jumelles baptisées Flore et Laure! Extraordinaire!)

Ce mélange de profane et de sacré, cette fusion (confusion) entre ce qui est russe et ce qui est soviétique, s'ils confèrent à notre icône une originalité certaine, n'ont, en fait, rien de très surprenant. Ils sont même plutôt caractéristiques d'une culture hybride forgée par soixante-dix ans de communisme, et dont Semionov est un "pur" produit.

 

 

 

 

Né en 1936, Vladimir Ivanovitch se découvre très tôt un réel talent d'illustrateur. Comme il a la foi, il rêve de peindre des icônes. Mais ce n'est pas facile, lorsque les seuls saints dont le culte est autorisé sont Marx, Engels et Lenine! Alors il fait comme tout le monde : il prend son mal en patience. Il prie Dieu. Fréquente les musées soviétiques, où sont entassées les plus belles icônes du monde. Et, comme il faut bien vivre, accepte les commandes d'éditeurs d'Etat. Sa manière, à la fois précise et poétique, exacte et naïve, plait. Comme le travail est soigné, l'exécution appliquée, le personnage charmant (visage rond, yeux transparents, voix douce, bedaine rassurante), il croule sous la demande. C'est ainsi qu'il réalise (notamment) des dizaines, voire des centaines de cartes postales sur des thèmes historiques (uniformes, armures) ou architecturaux (palais et monastères de la vieille Russie)... Jusqu'à ce que l'archange Gorbatchev, surgissant sur le destrier Perestroika, foudroie l'hydre du Communisme et ouvre aux Soviétiques les portes du paradis (?) capitaliste. Vladimir Ivanovitch Semionov peut alors réaliser son rêve, et s'adonner enfin à la production d'icônes. Avec le fantastique regain de religiosité que connait la Russie post-communiste, il a du pain sur la planche (c'est le cas de le dire).

Malgré tout, il prend le temps d'exécuter, pour l'ami français qui est venu le voir, cette grande oeuvre conciliant le culte des saints et le culte des chevaux. Un sacré (!) boulot...

Plusieurs mois d'un travail méticuleux, parfois fastidieux. Trouver, d'abord, une grande plaque de bois (50 x 75). A Moscou, dans le foutoir de 93, ce n'est pas évident. L'enduire, l'apprêter de plusieurs couches de peinture. Laisser sêcher. Dessiner les décors. Une douzaine des plus grands trésors de l'architecture russe. Parmi lesquels la laure Saint Serge de Zagorsk (en arrière plan du cheval Rostopchine), le monastère Saint Sauveur de Preloudski (avec le cheval Boudionny). Et, petit clin d'oeil aux amateurs attentifs, derrière la troïka, à droite : une reconstitution de l'ancienne église de Flor et Lavr. celle qui fut rasée par les constructeurs (destructeurs) du métro de Moscou.

Peindre ensuite les chevaux. S'appliquer. Chiader les détails. Reproduire enfin, au centre, l'icône classique, connue sous le nom de "Miracle de Flor et Lavr". La copier sans la dénaturer. La restituer sans la trahir. Saint Flor à gauche et saint Lavr à droite de l'archange Michel (Mikhael), qui tient par les rênes deux chevaux sellés, un noir et un blanc. En bas, des chevaux s'abreuvent dans le courant d'une onde pure.

Quant aux trois petits bonhommes qui caracolent au milieu, coiffés de drôles de chapeaux pointus, turlututu, c'est encore une tout autre histoire ! Je la raconterais dans un prochain numéro...

 

Jean-Louis Gouraud

 

Publié dans le numéro 29 de la revue Equus-Les Chevaux.